Paréidolies : 

Christian Lange compose, recompose, décompose… Les créations composites de l’artiste belge évoluent sans cesse et se jouent de nous, de notre regard et de notre esprit.

S’il débute dans le journalisme et poursuit dans la communication, c’est dans la photographie qu’il se cherche artistiquement, puis s’affirme, invente et se réinvente, l’artiste belge ne cesse de se remettre en question. Certains l’accuseraient de se disperser et ils auraient tort… D’autres affirmeraient avec enthousiasme et certitude qu’il se démultiplie et ils se tromperaient aussi. Il faut sans doute parler à la fois de progrès, de progression, de changement, d’évolution, de remise en cause, de détachement en même temps que d’extrême attachement à une chose : la vérité qui n’est jamais vraie ! Et cela le pousse sans doute à remettre ses vérités en question, ses certitudes en porte-à-faux, son assurance en hésitations constructives… En bref, il évolue sans cesse, tout en restant fidèle à ses valeurs piliers. Un regard acerbe sur la société, une quête quasi proustienne d’échos de ses regards d’enfant sur ce qui l’entoure, la recherche philosophique un peu naïve de sa belgitude aux illogismes tellement évidents !

Son œuvre semble, finalement, une recherche constante et l’on a presque envie de l’imaginer non pas derrière son objectif ou devant son ordinateur, mais bien dans un véritable laboratoire où ses yeux lui servent de microscope, les collages numériques d’éprouvettes, son œil d’instrument de mesure de haute imprécision…

En observant son parcours photographique et artistique ainsi que l’évolution de son travail, on remarque une constante : la recherche de visible qui devient invisible, de l’évidence qui devient recherche de liberté.

Il s’est fait connaître, en s’installant à Saint-Barth il y a quelques années, par ses clichés de la célèbre régate des Buckets, qui donnent l’impression de sentir les embruns et d’entendre le bruit des manœuvres. Sans doute que ses nombreuses illustrations pour des magazines consacrés à l’immobilier de luxe ont-elles exacerbé un regard qui embrasse les détails tout en captant le global d’une image. Vint ensuite l’étonnante série thématique OrangeYork et ses couleurs vives, représentant son regard particulier sur sa découverte de Big Apple, avec déjà cette influence surréaliste qu’il doit sans doute à la fois à ses racines profondément belges et à son amour de l’œuvre de Magritte. Il semble en constante recherche et c’est sans doute ce qui assure l’évolution d’un artiste.

Certains lui trouveront quelques influences pop vers 2014, avec un regard amusant et amusé, qui nous fait nous prendre pour un chihuahua dans les bras d’une lady bling bling à cheval entre les années 1960 et le vingt et unième siècle. Pourtant, on aurait davantage envie de parler d’échos artistiques plutôt que d’influences parce que Christian Lange se détache au fil des années de toute référence, pour grimper encore plus haut sur l’échelle de la liberté artistique !

Aujourd’hui, il prend un nouveau tournant en épingle et entreprend avec maestria de se lancer dans une étonnante transformation d’images, avec des réels collages numériques, aux tirages carrés, aux traits nets comme des coups de scalpels chirurgicaux, tout en nous offrant une énorme liberté d’interprétation qui va jusqu’à une sorte de schizophrénie du regard. Une fois l’image choisie (un acteur célèbre, un business man qui croque la pomme, un prédicateur inoubliable rêveur, un scientifique fou de génie, un fauve, un chanteur mythique…), il utilise tous les artifices informatiques pour enrichir et composer ses fonds, ses textures, comme un artiste peintre utilise son couteau dans la matière et laisse aller son esprit fantasque. Tout semble étudié dans le moindre détail et follement libre à la fois ! C’est sans doute là le coup de génie et de folie de ce qu’on pourrait appeler les « paréidolies » de l’artiste.

Une paréidolie (du grec ancien para-, « à côté de », et eidôlon, diminutif d’eidos, « apparence, forme ») est une sorte d’illusion d’optique qui consiste à associer un stimulus visuel informe et ambigu à un élément clair et identifiable, souvent une forme humaine ou animale. Sans vouloir faire passer le travail numérique de Christian Lange pour une science exacte, il faut bien lui reconnaître cette réalité : il nous emmène à présent, en un coup d’œil ou en une fouille minutieuse de ses œuvres, au travers d’une interprétation libre de ce que nous voyons, en une sorte de duel entre nos yeux et notre cerveau qui se battent, les uns pour nous imposer une logique et l’autre pour nous forcer à nous jeter librement dans l’inconnu de ce que nous croyons déceler dans ce que nous regardons ! Ces compositions, finalement ultra modernes, se jouent de nous et d’images qui font partie de notre inconscient collectif, pour nous pousser à les transcender, à y voir surtout ce que nous voulons et non plus quelque discipline rétinienne qu’aurait voulu nous imposer l’artiste. On est ici dans la liberté d’interprétation totale… C’est exactement comme lorsqu’en regardant le ciel, on y trouve des visages cachés dans les nuages et il y a d’autres exemples célèbres de ce genre d’illusion d’optique, qui finalement n’en sont pas, puisqu’on y voit vraiment quelque chose. Si on voulait comparer ce travail graphique à de la musique, on pourrait parler d’échantillonnage. C’est finalement un peu comme si, au lieu d’incruster des morceaux de musiques, des sons… Christian Lange récupérait dans l’univers des images, une quantité d’éléments disparates, pour les incruster dans l’œuvre de départ, voire même par-dessus ou au-delà. Cela donne ces compositions colorées, vives et mystérieuses, qu’on décortique non pas en tendant l’oreille mais l’œil. On pourrait même mélanger à nouveau cette « musique graphique »… Cela n’empêcherait pas d’y replonger et d’y retrouver encore tous les éléments « samplés ». On dit d’une signature qu’elle peut être musicale, Christian Lange prouve qu’elle peut aussi se révéler graphique et moderne.

D’une unité de couleurs, qui tend à être un fil conducteur dans certaines séries comme l’orange, par exemple dans la thématique OrangeYork, ou les couleurs criardes de la période plus pop de l’artiste, on en arrive aujourd’hui à une explosion colorée où les tons se chevauchent en toute liberté, pour former un univers à la fois baroque et serein. Finalement, se plonger dans une de ses paréidolies, c’est un peu comme se retrouver en Inde au beau milieu d’une grande fête populaire, où les poudres de toutes les couleurs sont jetées en l’air et retombent en toute liberté sur les participants. C’est une sorte de célébration des sens durant laquelle, sans aucune contrainte pseudo artistique, la beauté se crée par la magie du hasard. Il faut simplement s’y plonger avec bonheur et c’est sans doute cela qu’on demande à la vie et à l’art, qui est sensé la refléter au fil des temps.

Si vous discutez à bâtons rompus avec ce photographiste belge et que vous lui demandez ce qu’il a voulu vous montrer dans l’une de ces créations composites, il ne vous répondra sans doute pas. Par contre, si vous lui affirmez avoir trouvé la pilule, la clé, la planète, le clou, la serrure, la pomme, le camion tout autre détail qu’il y aurait caché, il vous répondra à coup sûr que vous avez raison… puisque vous l’avez vu ! Même si sa vérité n’est pas la vôtre, c’est vous qui aurez raison puisque votre coeur et vos yeux auront vu ce qu’ils voulaient voir ou ce qu’ils auront librement interprété… Voilà sans doute une des plus belles libertés offerte par l’Art et par un artiste.

Après des années d’évolution, Christian Lange semble avoir atteint, tout en se servant d’images universelles, une telle maturité qu’il peut à présent s’affranchir des attaches, des règles d’école qu’elles qu’elles soient, pour continuer en toute liberté sa course créative qui, pour l’heure, ne nous essouffle ni ne nous fatigue de son travail… Que du contraire, on se prend à chaque fois à attendre la prochaine aventure qu’il proposera à notre regard !